Tony Cliff, un
trotskyste juif palestinien au Royaume de sa majesté
Tony Cliff, a Marxist for His Time
Ian Birchall
Bookmarks, Londres, octobre 2011
664 pages
Il est peu habituel d’écrire de longues critiques de livres sur des ouvrages
qui ne sont pas disponibles en français. Cependant, nous pensons que le rôle de
Tony Cliff et du Socialist Workers Party britannique, l’organisation qu’il a
fondée, dans le paysage de l’extrême gauche européenne, suffit pour rendre cet
article utile pour nos lecteurs. Le NPA et le SWP collaborent au sein de la
gauche anticapitaliste européenne et ont récemment fait des déclarations
communes sur la crise financière. Le SWP G-B est presque la seule organisation
de l’extrême gauche européenne d’une taille comparable à celle du NPA. Par
ailleurs, des organisations du courant ou issues du courant de Tony Cliff
constituent des acteurs essentiels de la gauche radicale dans des pays comme la
Grèce, les Etats-Unis, l’Egypte et l’Australie.
Cliff est mort en 2000. Il était connu dans les
milieux de l’extrême gauche particulièrement pour sa théorie du « Capitalisme
d’Etat en URSS ». Selon cette théorie, la clique de Staline avait rétabli
en URSS et en Europe de l’Est une nouvelle forme du capitalisme, et, malgré des
différences importantes, les économies centralisées de Cuba et de la Chine
n’étaient pas moins capitalistes.
L’autobiographie de Tony Cliff, écrite quelques
mois seulement avant sa mort, est disponible en français sur internet depuis
quelques années[1]. Elle
est utile, vivante et fascinante, même si elle souffre d’un manque de modestie
certain et, selon son biographe, Birchall, d’une difficulté à reconnaître la
contribution d’autres militants à la construction de son parti.
Car c’est un de ses camarades de longue date, Ian
Birchall, qui vient de livrer une biographie de Cliff de plus de 600 pages. Birchall
est déjà l’auteur d’une série de livres marxistes, dont une étude sur Babeuf,
une autre sur Sartre[2],
et un livre sur l’histoire du réformisme. Ce nouvel ouvrage, publié en octobre
2011, retrace la vie politique de Cliff depuis son activité en Palestine dans
les années 1930 jusqu’à sa mort en 2000. Jusqu’à la fin de sa vie, Cliff jouait
encore un rôle central dans son parti. Birchall a interviewé plus de cent
personnes, et recueilli plus de 70 témoignages écrits de gens qui connaissaient
Cliff, et a également relu d’un œil critique la quasi-totalité de ses très
nombreux écrits.
Si la biographie est largement positive, Birchall
n’a pas voulu cacher les controverses ni les défauts de Cliff. Beaucoup des
interviewés sont des militants qui ont quitté le SWP, parfois dans une ambiance
très hostile. Le but est de rendre vivant ce personnage haut en couleurs, voire
improbable, et faire état de son évolution, ses écrits, et ses pratiques. Comme
le souligne Birchall, toute l’énergie de Cliff durant les cinquante dernières
années de sa vie était consacrée à la construction d’un parti révolutionnaire dans
un pays dont il ne connaissait à peu près rien lors de son arrivée. Ses livres,
ses conférences, ses interventions pratiques tendaient vers ce seul objectif,
car il méprisait la reconnaissance académique et le “succès” au sein de
l’establishment. C’est pour cela que l’héritage de Cliff, l’incarnation de ses
mérites - et parfois de ses défauts - est son parti.
La présente critique est écrite par un militant
révolutionnaire proche des idées de Cliff. Mais notre est d’expliquer ses idées
et ses pratiques, sa contribution à l’expérience de la gauche anticapitaliste.
Ses débuts en Palestine
Cliff est né Ygael Gluckstein en
1917 dans une famille bourgeoise sioniste en Palestine, alors sous mandat
britannique. Militant depuis l’âge de 14 ans, il rejoint le Mapai, le Parti des
travailleurs du pays d’Israël - un parti qui défendait la mise en place d’un
Etat juif, qui construisait des syndicats réservés aux seuls Juifs, et prônait
l’organisation d’une immigration juive conséquente. Mais son antiracisme
l’éloigne de plus en plus du sionisme, même de gauche. Dans un meeting public,
il défend de la salle l’unité entre travailleurs juifs et arabes et le service
d’ordre lui casse le doigt et l’expulse. Il devient et restera toute sa vie antisioniste
et fervent défenseur des Palestiniens.
En 1933, il rejoint les cercles
marxistes, et dès 1938 il est en contact avec les trotskystes américains. Mais pendant
la deuxième guerre mondiale la communication est si difficile que son petit groupe
reçoit les journaux trotskystes avec des mois de retard. Il prend vite
l’habitude de développer ses perspectives politiques sans attendre la voix de
l’autorité, en se basant sur les faits sur le terrain. Emprisonné puis vivant
dans la clandestinité, il décide de quitter la Palestine pour la
Grande-Bretagne, vit une période d’exil en Irlande, avant d’être finalement
autorisé à s’établir en Angleterre, où il a passé les cinquante dernières
années de sa vie (mais sans passeport).
Fermement convaincu qu’une
organisation révolutionnaire constitue l’élément indispensable dans les moments
de grand combat social, l’ensemble de ses écrits auront comme leitmotiv la
construction d’un tel parti. Pour Cliff, s’il y avait eu un parti
révolutionnaire de taille en Allemagne dans les années 1930, pour proposer une
autre voie quand le Parti communiste refusait de se battre contre Hitler, l’histoire
aurait pu être transformée et Hitler vaincu bien avant son arrivée au pouvoir.
Pour Cliff, les expériences de la France en 1968, du Chili en 1973, du Portugal
en 1974, de l’Iran en 1979 sont autant de preuves supplémentaires que sans un
parti révolutionnaire bien implanté, les crises sociales sont résolues à chaque
fois selon les intérêts du grand capital.
Trois contributions fondamentales
Sa vingtaine de livres et
plusieurs centaines d’articles répondront donc à chaque fois à un problème posé
aux militants révolutionnaires. Arrivé en Europe en 1946, une fois que l’établissement
de l’Etat d’Israël semblait inévitable, Cliff rejoint le petit mouvement
trotskyste qui a survécu à la guerre. Il y trouve une tension entre une tendance,
compréhensible, à suivre à la lettre les écrits de Trotski (mort en 1940), qui jouissait
d’une autorité morale et intellectuelle énorme, et une tentative de s’impliquer
dans les luttes quotidiennes des travailleurs, enclins à vouloir être
récompensés pour les sacrifices de la guerre. Le mouvement trotskiste
britannique de l’époque, bien que minuscule, contenait bon nombre de
travailleurs formés politiquement et jouissant d’une influence certaine sur
leur lieu de travail et dans leur syndicat. C’était une période où l’un des
dirigeants conservateurs anglais disait à propos des travailleurs « Si
vous ne leur donnez pas des réformes, ils vous donneront une révolution. »
Trotski avait écrit vers la fin
de sa vie, alors que la crise économique et la guerre semblaient sonner le glas
du système, une série d’analyses ambitieuses sur l’avenir du capitalisme
mondial. Deux de ses pronostics préoccupaient particulièrement Cliff.
Le capitalisme d’Etat en URSS
Tout d’abord, Trotski avait écrit
que l’URSS était d’une nature extrêmement instable (« un pyramide tenant
sur sa pointe »). La fin de la guerre devait pour Trotski inévitablement
résulter en une révolution antibureaucratique en URSS pour remettre au pouvoir
la classe ouvrière dans le contexte d’une vague internationale de révolutions,
ou bien dans une restauration capitaliste sans doute impulsée par une invasion
occidentale. Son pronostic était erroné. Staline réussit en 1945-1950 non
seulement à stabiliser son règne en URSS mais à étendre le régime et les
structures d’économie étatisée aux pays d’Europe de l’Est.
Comme Cliff l’a souvent souligné
au cours de ses polémiques, si un Etat ‘ouvrier’ pouvait voir le jour sans l’intervention
consciente des travailleurs, comme cela fut le cas en Europe de l’Est et un peu
plus tard en Chine, à Cuba et dans toute une série d’anciennes colonies ayant
conquis leur indépendance dans des guerres de libération nationale, cela
ouvrait la porte à toutes sortes de dérives théoriques mais surtout pratiques.
Cliff poussa cette idée à sa
conclusion logique. Si les nouveaux Etats ‘communistes’ étaient à tous points
identiques à celui existant en Union soviétique, où une révolution ouvrière a
bien eu lieu en 1917, ne fallait-il pas remettre en cause la nature ‘ouvrière’
de l’URSS ‘communiste’ elle-même, et analyser le processus qui a conduit de la
démocratie ouvrière de 1917 à la dictature personnelle et bureaucratique de
Staline et du Parti communiste de l’URSS ? C’est ce cheminement qui a
conduit Cliff à la théorie du capitalisme bureaucratique d’Etat.
Ce débat n’avait pas seulement un
intérêt théorique. Il avait surtout des conséquences politiques et pratiques
importantes, voire capitales. Ainsi, Cliff et ses co-penseurs se distinguaient
nettement du reste de la gauche ‘marxiste’ dans le mouvement contre les armes
nucléaires, qui connut un essor significatif au Royaume-Uni à la fin des années
1950. Alors que le Parti communiste peignait l’URSS de Staline et ses
successeurs comme de grands défenseurs de la paix, certains groupes trotskistes
‘orthodoxes’ décrivaient la bombe nucléaire soviétique comme une ‘bombe
ouvrière’. C’était pour contrer de telles idées que Cliff avança le slogan
« Ni Washington, ni Moscou, mais le Socialisme International ».
A la fin des années 1940,
l’autorité morale de Trotski rendait difficile la remise en cause directe de
ses théories au sein d’un mouvement trotskyste très faible et divisé. Mais Cliff
voulait prendre le taureau par les cornes. Il avait initialement comme projet
de démontrer que la Quatrième Internationale fondée par Trotski avait raison de
caractériser l’URSS comme un Etat ouvrier ‘dégénéré’ (et pour certains de ses
membres, les nouvelles ‘Démocraties populaires’ de l’Europe de l’Est comme des
Etats ouvriers ‘déformés’). C’est à dire de montrer que malgré la dictature
stalinienne, l’URSS conservait pour la classe ouvrière des acquis importants de
la révolution de 1917, et que donc, contrairement à la situation en Occident,
en URSS les travailleurs pouvaient arriver au pouvoir sans révolution sociale.
Cependant, pendant ses recherches, il changea complètement d’avis. Le résultat fut
son livre La Nature de la Russie stalinienne[3].
Dans le livre, qui contient une
masse souvent indigeste de données factuelles et statistiques puisées à la
source (Cliff avait l’avantage de savoir lire parfaitement le russe), Cliff
donne tort à Trotski sur son analyse de la contre-révolution en Russie. Trotski
avait utilisé à différents moments deux définitions différentes d’un
« Etat ouvrier ». A certains endroits, il écrit que le contrôle
direct exercé démocratiquement par les travailleurs était la condition
indispensable. Ailleurs, il a considéré que la nationalisation de l’essentiel
de l’économie suffisait pour faire un Etat ouvrier. Cliff va retenir la
première définition et rejeter la seconde, persuadé que la nationalisation, à
l’Est comme à l’Ouest, pouvait être simplement un outil du capital dans une
nouvelle situation économique.
Cette théorie du capitalisme
d’Etat va amener Cliff à rejeter toutes les illusions en Tito, le dirigeant yougoslave
qui rompt avec Staline en 1948 et qui suscite des espoirs dans les milieux
révolutionnaires d’un « retour » au pouvoir ouvrier en Yougoslavie.
La théorie va également être à la base d’une séparation des chemins avec les
autres trotskystes. Lors de la guerre de Corée en 1950, où une des armées fut
soutenue par les Etats-Unis et l’autre par l’Union soviétique, la question de
savoir si l’URSS était un Etat ouvrier qu’il fallait soutenir, ou un nouveau capitalisme,
devient très concrète. Le petit groupe autour de Cliff ne pouvait plus rester
dans la Quatrième Internationale.
Le rejet des illusions en la
Russie soviétique était central pour Cliff. Le Parti communiste en Angleterre
n’a jamais été un parti de masse comme en France, mais avait une large
influence syndicale dans les années 1950 à
La théorie du capitalisme d’Etat
n’était pas seulement une explication de la situation en Russie. Elle avait une
application en Occident aussi. Elle insistait sur le fait que la
nationalisation en soi n’avait rien de socialiste : cela dépendait de
quelle nationalisation, sous le contrôle de qui, et pour quoi faire. Les
salariés des nouvelles industries nationalisées en Angleterre de l’après-guerre
(gaz, électricité, chemins de fer, éducation…) devraient mener la lutte des
classes tout aussi fermement que les salariés du privé. Les différences étaient
réelles mais secondaires, car ce n’est pas la forme juridique qui détermine le
contenu de classe des rapports entre employeur et salarié.
Pourquoi le boom des trente glorieuses ?
Le deuxième pronostic de Trotski
qui préoccupait Cliff dans les années 1950 était que les partis réformistes
n’étaient plus capables de proposer aux travailleurs des réformes
significatives, car le capitalisme vivait sa dernière crise et tout nouveau
boom était exclu. Voyant que les enfants anglais des années 1950 portent des
chaussures, Cliff se rend rapidement compte que l’économie britannique est en
train de se remettre de la guerre, là où certains groupes trotskystes anglais
vont pendant toute la durée des années cinquante et soixante jurer
croix de bois croix de fer qu’il n’y a pas de boom.
Ce sont les trente glorieuses.
Loin de l’impossibilité de réformes, les travailleurs anglais voient arriver les
hôpitaux gratuits, des toilettes à l’intérieur des maisons, des logements
sociaux construits par millions, les machines à laver dans les foyers, les
vacances à la mer … : en fait l’augmentation la plus conséquente du niveau de
vie des travailleurs de toute l’histoire du capitalisme.
Le défi pour les révolutionnaires
était d’expliquer les raisons de ce nouveau boom, et d’identifier les
contradictions dans la nouvelle époque du capitalisme. Une grande partie de la
gauche a conclu du boom que les crises économiques ne reviendront plus, que le
capitalisme avait résolu ses contradictions et donc que la gauche n’avait plus
que des questions d’ordre moral à gérer, et que le lien avec le mouvement
ouvrier organisé était secondaire.
Cliff participe au développement d’une théorie du rôle de l’industrie des
armements dans le capitalisme moderne qui pourrait expliquer le long boom. C’est
son camarade – et beau-frère – Michael Kidron qui développe
l’essentiel de la théorie. Les dépenses en armements, depuis les années 1950,
sont d’un niveau habituellement associé aux temps de guerre. Ces investissements
massifs et qui n’ont pas à écouler leurs produits sur le marché des
consommateurs, ralentissent la tendance de la baisse du taux de profit, et
ainsi reportent la crise économique[4].
Mais Cliff ne se contenta pas de
développer des analyses marxistes de la période. Il portait toujours la plus
grande attention aux changements au sein de la classe ouvrière et dans les
rapports de force entre les classes. A cette époque, les militants ouvriers
(notamment les ‘shop stewards’ ou délégués d’atelier’ élus par la base)
pouvaient obtenir des victoires locales sur les salaires et les conditions du
travail, et même modifier les rapports entre les chefs et les salariés, sans
avoir besoin de s’appuyer ni sur un parti travailliste de plus en plus éloigné
de leurs préoccupations ni sur la bureaucratie syndicale. Ce fut l’époque du
« réformisme par en-bas ».
Ces deux théories – du
capitalisme d’Etat en URSS et de l’économie permanente des armements – posaient
ensemble le constat que le boom ne pouvait pas durer éternellement et que, à
l’Ouest comme à l’Est, de nouvelles crises économiques et politiques étaient
inévitables, remettant à l’ordre du jour la possibilité pour les travailleurs
organisés de confisquer le pouvoir aux capitalistes.
Quid des révolutions dans les pays pauvres ?
La troisième et dernière révision
des théories de Trotski que proposait Cliff et ses camarades concernait les
pays pauvres. La théorie de la “révolution permanente” de Trotski (sans doute
mal nommée), lui a permis de défendre en 1917, contre l’orthodoxie marxiste,
qu’une révolution socialiste pouvait avoir lieu en Russie malgré son économie
arriérée au sein de laquelle la classe ouvrière représentait une petite minorité.
D’ailleurs, disait-il, puisque les capitalistes dans les pays moins développés
étaient toujours dépendants du capital étranger, ils ne seraient jamais des
bourgeois révolutionnaires comme pouvaient l’être les bourgeois français de
1789.
Mais quid des révolutions dans
les pays pauvres après 1917? En 1949 en Chine, en 1959 à Cuba, et dans toute
une série de pays le régime colonial ou néocolonial a été renversé par un
processus de libération nationale. Ces révolutions utilisaient le vocabulaire
du communisme, mais sans aucune perspective d’un contrôle démocratique de
l’économie par les travailleurs. Même le jour de l’insurrection, en Chine comme
à Cuba, la participation des travailleurs organisés était plus que secondaire.
Au niveau politique et économique, ces pays suivaient la méthode stalinienne. S’il
y avait consensus à l’extrême gauche pour défendre ces pays contre les agressions
impérialistes, certains les voyaient comme des modèles de société socialiste à suivre.
Ceux qui tenaient à la vision
marxiste du monde avaient un problème - selon Trotski, la classe ouvrière était
la seule force qui saurait prendre le pouvoir dans ces pays. Cliff en conclut
qu’il fallait là aussi une révision des théories de Trotski. Dans les pays
pauvres, où, comme l’avait expliqué Trotski, les capitalistes locaux ne
pouvaient pas mener une révolution, et là où la classe ouvrière n’était pas
suffisamment consciente et organisée pour le faire, il y avait bel et bien une
troisième possibilité. L’intelligentsia, en s’appuyant pour prendre le pouvoir
essentiellement sur les paysans, pouvait former la base d’une bureaucratie qui
réorganiserait le pays sous une forme ‘capitaliste d’Etat’. Cette théorie,
affublée de l’étiquette un peu étrange de “Théorie de la révolution permanente
déviée en capitalisme d’Etat” fut publiée en 1963[5].
Cette question reste pleinement
d’actualité. Les régimes et structures sociales issus de la décolonisation
subissent toujours l’oppression de l’impérialisme et de ses institutions (FMI,
Banque mondiale…). Analyser la nature de ces régimes est nécessaire pour
obtenir une compréhension globale de l’évolution du capitalisme après la guerre
froide. Surtout les immenses déceptions occasionnées par les sociétés mises en
place après la décolonisation sont devenues un frein important à la prise de
conscience révolutionnaire.
Construire une organisation de révolutionnaires
Pendant cinquante ans, Cliff se
concentre sur la construction d’une organisation révolutionnaire en Grande-Bretagne.
Pendant les années de boom, le progrès est très lent, mais à partir de 1968, et
surtout pendant la grande vague de grèves au début des années 1970, il fut bien
plus rapide. Les chiffres sur le nombre des membres des organisations
anticapitalistes sont toujours controversés (faut-il compter les cartes ou les militants
actifs?) mais à sa mort, c’est une organisation de quelques milliers de
militants que Cliff laisse en héritage.
Dans les années 1950 et 1960,
après un passage dans le parti travailliste afin de recruter des jeunes, et sans
illusion sur la possibilité de transformer ce parti, le groupe de Cliff, les
International Socialists (IS) devient un groupe indépendant. Il recrute
péniblement des travailleurs, un à un. Dans les années soixante, dans les
universités en pleine expansion, de plus en plus d’étudiants sont recrutés. La
campagne contre la guerre au Vietnam, et celle contre les armes nucléaires, une
fois que Cliff avait compris leur importance, permet à IS de grandir et de
devenir une organisation de quelques centaines de membres, avec une petite base
syndicale. D’ailleurs, chez les centaines de milliers de militants qui
s’organisaient à cette époque contre la course aux armements nucléaires, l’idée
qu’il n’y avait pas à choisir entre les bombes atomiques de Washington et
celles de Moscou passait facilement.
Birchall raconte comment Cliff
réagissait à chaque lueur d’espoir révolutionnaire dans le monde. Lors de
l’insurrection hongroise de 1956, il « restait debout toutes les nuits à
écouter la radio ». Pendant ces années aussi, IS construisait lentement
des liens avec les syndicalistes combatifs. Cliff s’impliquait partout, faisant
des conférences sur le marxisme mais également « animant des stages
pratiques pour des syndicalistes sur la lecture des comptes d’une entreprise ».
En 1968 il découvrait
l’importance du rôle des étudiants. « Les étudiants ne sont pas enchaînés
aux organisations traditionnelles… donc leur manque de racines peut servir
d’huile pour les roues de la révolte » expliqua-t-il dans sa prose
particulière. Mais il se moquait de ceux qui voyaient chez les étudiants une
nouvelle avant-garde révolutionnaire.
La fin des trente glorieuses est
accompagnée d’une grande vague de grèves de 1968 à 1974. Le niveau de
solidarité syndicale à la base était exceptionnelle : il y eut des
exemples ou des ouvriers d’usine et des mineurs firent grève afin d’exiger une
augmentation salariale pour les infirmières, qui ne pouvaient pas faire grève. A
Saltley en 1972, des milliers d’ouvriers sortaient des usines de Birmingham
pour fermer - par la force du nombre - une usine de transformation du charbon qui
tentait de briser la grève des mineurs. IS était très actif, Cliff même
hyperactif. Il sillonne le pays pour discuter avec des militants syndicaux et
écrit en synthétisant leurs expériences un livre, Les délégués syndicaux et les accords de productivité, qui se
vendait facilement dans les réunions des sections syndicales. Le livre donnera
une certaine crédibilité à IS dans les milieux syndicaux combatifs.
Les International Socialists avec
d’autres mirent en place un réseau de militants syndicaux, appelé Rank and File, avec des journaux par branche
(enseignants, postiers, salariés de l’automobile etc.), l’objectif étant de collaborer
avec des militants non-révolutionnaires pour pousser les syndicats vers une
politique plus combative et contrer les trahisons de la bureaucratie.
En 1979, l’élection de Thatcher
marqua une offensive réussie par la classe dirigeante de réduire massivement l’influence
syndicale, et de commencer une très longue série de réformes ultra-libérales
qui ont marqué profondément l’Angleterre. Avec quelques années de retard
peut-être, mais bien avant d’autres dirigeants révolutionnaires, Cliff réalise que
les luttes ouvrières sont en train de refluer, qu’il faut changer de méthodes.
Un débat houleux traverse l’organisation à ce sujet. Finalement, les sections
sur les lieux de travail sont dissoutes en faveur d’une structure géographique,
les réseaux « Rank and File » sont mis en veille, et l’accent est porté
sur le recrutement individuel et la formation politique.
Toujours très actif sur le front
antiraciste ou dans des mouvements de solidarité avec les catholiques de
l’Irlande du Nord ou les victimes de la répression au Chili, le SWP a animé à
la fin des années 1970 une large campagne populaire contre le National Front,
la Ligue anti-nazie, qui a mené à un affaiblissement durable des fascistes. La
campagne évita les deux écueils de ce genre d’action : il ne fallait ni
tomber dans une dénonciation purement morale et propagandiste qui n’empêche pas
les fascistes d’agir, ni mener des actions ‘physiques’ ultra-minoritaires qui
agresseraient les fascistes sans mobiliser de larges forces politiques et
sociales.
Echecs
Mais il y avait des échecs aussi,
comme les tentatives de regrouper la gauche révolutionnaire (en 1968 notamment).
Quand, autour de la révolution portugaise de 1974-5, Cliff essaya de nouer des
liens solides avec des révolutionnaires portugais, faisant traduire ses
brochures en portugais et réussissant parfois à en faire vendre plusieurs
milliers, les résultats ne duraient pas longtemps. Aujourd’hui il n’y a pas
d’organisation sœur du SWP au Portugal.
Depuis toujours, Cliff était
quasiment obsédé par le recrutement. Il demandait aux secrétaires de section
constamment « Combien de contacts? Combien de journaux vendus ? Combien
de recrues ? » Il expliqua son avis sur la question dans un de ses
derniers livres :
« Le parti communiste allemand en 1918 avait 4 000 membres. Même s’ils
avaient tous été des génies, ils n’auraient pas pu faire gagner la révolution.
Il faut un parti de grande taille, car pour pouvoir diriger il faut des
militants dans toutes les usines. […] je déteste quand les gens pensent que le
marxisme est une sorte d’exercice intellectuel – ‘ nous sommes ceux qui
ont le mieux compris, nous sommes les plus malins’. Le marxisme, c’est
l’action, et pour l’action, la taille est importante, la puissance est
importante. Nous avons besoin d’un parti de masse ! »
Il exhorta les camarades sans
relâche à vendre le journal, et les rédacteurs du journal à le rendre lisible
par des militants ouvriers. Chaque lecteur devait être considéré comme un
correspondant potentiel, chaque acheteur devait en devenir un vendeur. La
centralité de la vente du journal sera un peu la marque de fabrique des
organisations de la tradition de Cliff. « Ce n’est pas facile », il
avait l’habitude de dire. « Si tu vends un journal, c’est bien, si tu en
vends deux c’est génial, et si tu en vends trois, on te file l’ordre de
Lénine ! »
Pour Cliff la pire des erreurs
était de croire le parti plus influent qu’il n’était en réalité. Dans le combat
syndical, il insistait sur la participation des travailleurs, plus importante à
ses yeux que des victoires en petit comité. Il ironisait sur le
« socialisme résolutionnaire » du PC britannique et certains groupes
entristes au Parti travailliste. « Evidemment on préfère être une minorité
de 100 dans un meeting de 700 qu’une majorité de sept dans une réunion de dix
personnes ». Il s’insurgeait contre toute conception du parti comme une
élite éclairée. Le parti devait être composé de ceux « qui savent mieux
écouter » la classe, et apprendre.
Il s’intéressait au moindre détail de la construction, et n’hésitait pas à dire
aux organisateurs s’il trouvait que leurs réunions étaient trop longues ou trop
ennuyeuses pour les travailleurs ordinaires. Inévitablement, il se trompait
parfois, et son enthousiasme se portait alors sur un autre sujet, sans que
l’organisation dans son ensemble ait forcément le temps de tirer toutes les
leçons de l’échec.
Orateur
Cliff parlait sans notes sur des
dizaines de sujets. A l’âge de 74 ans il donnait encore une réunion presque
toutes les semaines. Sa manière de participer à la construction du parti était
de sillonner le pays, donnant des réunions sur les questions - politiques
historiques ou théoriques - du jour. Les autres membres du comité dirigeant
furent encouragés à faire de même, même si aucun ne pouvait tenir le rythme de
Cliff. Son style direct, humoristique et enflammé, attirait toujours un public
nombreux, mais il était aussi bruyant et gesticulait autant quand il n’y avait
que dix personnes dans la salle[6].
Même après cinquante ans en Angleterre, il ne maitrisait pas entièrement
l’anglais et inventait joyeusement les mots ou les expressions qui lui
semblaient utiles.
Oppressions
Toute organisation
anticapitaliste doit être jugée à son attitude envers l’ensemble des combats
contre l’exploitation et l’oppression, et l’histoire de XXe siècle est celle de
la prise en compte graduelle des combats contre l’oppression, souvent sous la
pression de mouvements de ceux et celles directement concernés. Si Cliff
défendait la centralité de la lutte économique, il voulait une organisation qui
agissait sur l’ensemble des phénomènes de la société capitaliste. Dès 1958, il
faisait des réunions sur « La sexualité et le socialisme ».
Concernant l’oppression des
femmes, Cliff et son organisation ont choisi une orientation différente que
celle que connaissent des organisations telles que la LCR en France. Malgré un
certain volontarisme concernant l’implication des camarades femmes dans
l’organisation, il n’y aura jamais dans le SWP ni Assemblée Générale non-mixte,
ni parité comme règle de fonctionnement. Quant à une publication séparée
concernant les “questions femmes”, celle du SWP a existé pendant seulement
quelques années dans les années 1970 (celle de la LCR a fermé en 1998).
A cette époque un débat traversa le
SWP, où les tenants de la théorie du patriarcat, se définissant comme « socialistes-féministes »
s’opposèrent à ceux et celles qui voyaient l’oppression des femmes comme
résultant du besoin du capitalisme de l’institution de la famille, et pas d’une
capacité des “hommes en général” d’agir sur la société contre les femmes pour
garder leurs privilèges. Le débat souleva des questions telles que
“L’oppression des femmes existait-elle avant la division de la société en
classes ?” et “Les hommes de la classe ouvrière profitent-ils de
l’oppression des femmes ?” Au terme du débat, le SWP a fait le choix de l’option
“marxiste orthodoxe” sur cette question, et cela continue à être sa position aujourd’hui.
Cliff fut très actif dans ce
débat. Il lança la polémique directement et simplement. « Quand vous êtes
dans un bar, est-ce que vous entendez l’ouvrier dire ‘J’ai eu de supers
nouvelles ! Ma femme est mal payée ! En plus, il n’y a pas assez de
places en crèche alors elle travaille à temps partiel. Puis ma fille ne peut
pas avorter parce qu’il n’y a plus de cliniques qui font des IVG. Je suis si
heureux !’ Si les travailleurs hommes profitent de l’oppression des
femmes, la révolution est impossible et on peut rentrer chez nous ! »
Il écrit un livre polémique mais intéressant
et bien documenté sur le sujet, Lutte des
classes et libération des femmes, (1984), qui retrace l’histoire des femmes
et du féminisme sous le capitalisme. Il souligne le soutien enthousiaste de la
majorité des suffragettes anglaises pour la première guerre mondiale, et chante
les louanges d’une autre tradition, celles des femmes révolutionnaires, aidant
à faire connaître des femmes bolchéviques comme Alexandra Kollontaï, ou en
Angleterre Sylvia Pankhurst. Soucieux de la polémique au sein de son propre
parti, sans doute force-t-il le trait. En tout cas, Birchall souligne que
contrairement à ses précédents livres, celui-ci ne partait pas de l’expérience
des camarades femmes concernées directement.
Pourtant, l’implication effective
des femmes dans l’ensemble des activités du parti est toujours une priorité
pour Cliff. Et si les livres des années 1970, adressés aux délégués syndicaux
dans l’industrie, oubliaient souvent de parler des salariées femmes, Cliff comme
l’essentiel de la gauche a beaucoup appris par la suite. Fait rarissime pour un
révolutionnaire professionnel, Cliff a eu et a élevé quatre enfants alors que
sa remarquable femme, camarade et collaboratrice depuis toujours, Chanie,
travaillait à plein temps comme enseignante. Son expérience personnelle de
s’occuper des jeunes enfants en tant que « mari au foyer » était rare
à l’époque.
En ce qui concerne l’oppression
des homosexuels, au cours des années 1970, les International Socialists comme d’autres,
se rendent lentement compte, sous la pression de militants homos à l’intérieur
et à l’extérieur de l’organisation, de l’importance de la question. En 1976 une
défense des homos et des lesbiennes contre la discrimination est ajoutée par le
congrès au programme minimum auquel doivent adhérer les militants. C’est Cliff
lui-même, à 60 ans, qui va écrire pour le journal du parti en 1978 l’article « Pourquoi
les socialistes doivent soutenir les homosexuels ». Voici sa
conclusion :
« Nous sommes tous les
enfants du capitalisme, alors nous avons tendance de concevoir l’avenir - y
compris l’avenir du socialisme - d’une manière ordonnée et hiérarchique. Comme
si la révolution socialiste allait être dirigée par un délégué syndical dans
l’imprimerie, soutenu par son numéro deux, délégué syndical des métallos dans
une grande usine automobile. Comme si tous les dirigeants de la révolution allaient
être des délégués syndicaux, des hommes blancs de quarante ans. ‘S’il y a assez
de place’, on a tendance à penser, ‘ on laissera participer les Noirs, les
femmes et les homos, à condition qu’ils restent tranquilles au fond de la salle!’
Beaucoup de révolutionnaires ont encore du mal à croire que les homos vont
faire partie de la révolution. … Nous devrions au contraire nous attendre à ce
que le premier dirigeant du conseil ouvrier de Londres soit une lesbienne noire
qui a dix-neuf ans! »
C’est un article qui en dit long
sur Cliff, sur sa vision des transformations idéologiques profondes que doit
apporter le renversement du capitalisme, et son approche polémique à un moment
où dans son parti comme dans l’ensemble des organisations de gauche, le soutien
actif pour les droits des homos était très minoritaire.
Polémiste
Cliff était un adepte de la
polémique, dans la mesure où il était convaincu que des compromis vagues sur de
questions de principe ou de stratégie ne pouvaient que nuire à l’efficacité de
l’intervention des révolutionnaires (sur des questions tactiques il prônait plutôt
une flexibilité permanente). Il aimait pouvoir résumer ses positions dans de
courts aphorismes mémorables, qui tenaient beaucoup de l’humour juif
traditionnel. Pour souligner l’importance de convaincre l’ensemble des
camarades sur des questions de principe, plutôt que d’éviter la polémique, il
disait « Il vaut mieux avoir du sang sur le tapis que des pellicules sur
les épaules » A ceux qui croyaient pouvoir influencer la direction des
grands partis de gauche de l’intérieur, il sortait « On ne fait pas
avancer une brouette en sautant dedans! » Et aux petits partis d’extrême
gauche qui se dotaient d’un programme détaillé et peaufiné concernant toutes
les étapes de la transition vers une société socialiste, il répliquait « Pour
se battre, il vaut mieux avoir un gros bâton que le dessin d’une mitraillette! »
Pendant des périodes de reflux de la lutte des classes, ou la résignation
semblait l’emporter au sein du mouvement ouvrier, il répétait « Pas la peine de
dire ‘si seulement il pleuvait’! Ce qu’on peut faire est creuser les canaux
d’irrigation pour le jour où la pluie viendra. » La polémique se menait tambour
battant mais sans agressivité personnelle aucune. « Il savait démolir tes arguments
sans que tu le prennes mal », raconte un militant de longue date.
Cliff polémiquait peu
publiquement avec d’autres courants révolutionnaires. Cependant, il y eut un
débat avec Ernest Mandel de la Quatrième Internationale en
Des erreurs et des défauts
Les seuls révolutionnaires qui ne
commettent pas d’erreurs sont ceux qui ne s’engagent pas dans l’action.
Cependant, Birchall tente de caractériser les erreurs de Cliff de façon à aider
le lecteur militant à tirer des leçons. Cliff avait les défauts de ses mérites.
Il était le premier à voir du potentiel dans une situation difficile, et de défendre
l’importance de l’audace et de l’initiative individuelle des camarades. « Dans
un parti révolutionnaire, il n’y a pas de base », disait-il, car « chaque
camarade doit diriger, doit prendre l’initiative ». Mais l’impatience qui
lui a permis d’avancer lui jouait parfois des tours. Exagérer le potentiel
d’une situation peut mener à un volontarisme extrême. Il n’était pas toujours
un bon juge de caractère : Birchall donne des exemples où Cliff,
impatient, veut promouvoir de jeunes camarades à des responsabilités bien au-delà
de leurs compétences.
Un aspect de l’influence de Cliff
que Birchall, se concentrant sur l’Angleterre, ne traite pas, mais qui nous concerne
indirectement en France, est son intervention dans les groupes de l’International
Socialist Tendency (IST) dans différents pays à la fin des années 1990. Convaincu
que les directions établies des organisations de l’IST à travers le monde
étaient devenues trop conservatrices face au potentiel immense d’une nouvelle
situation, Cliff, comme cela fut souvent le cas, a « tordu le bâton »
dans l’autre sens. Il intervint personnellement pour encourager une série de
scissions, afin, pensait-il, de permettre à une nouvelle génération de prendre
son envol. A cette époque, il décrivait la période comme « les années
trente au ralenti », formulation vague mais qui suggérait d’immenses luttes
pour le pouvoir dans quelques années.
Le résultat de ses interventions fut
très largement négatif, voire désastreux. En Belgique, la tendance disparut
complètement, et en France où elle était représentée par une organisation d’une
centaine de membres, Socialisme International, elle fut presque mortellement
touchée. Des organisations moins fragiles en Turquie et en Australie réussirent
à se reconstruire seulement après avoir été exclues de droit ou de fait de la
tendance internationale dirigée effectivement par le SWP. Aux Etats-Unis,
l’International Socialist Organization (ISO) en fut exclue et le SWP a décidé
de soutenir une petite scission, Left Turn, qui lui-même quitta la tendance en
la dénonçant deux ans plus tard. L’ISO est restée l’organisation de la gauche
révolutionnaire la plus importante et la plus dynamique aux Etats-Unis, sans
avoir besoin du soutien du SWP. Il y avait de quoi nourrir les blogs des
anti-trotskystes du monde entier, tellement l’épisode était pathétique. En
Allemagne, la politique de Cliff a eu des effets positifs dans un premier
temps, mais quand la nouvelle organisation a rencontré de graves problèmes elle
fut effectivement sauvée grâce à l’intervention d’une partie de la direction
historique qui avait été marginalisée. Comme parfois en Grande-Bretagne, où
cependant son organisation avait une solide implantation et ne fut affectée
qu’aux marges, son impatience et sa capacité de toujours imaginer de façon très
vive la possibilité de progrès rapide n’ont pas – à une époque où Cliff
était vieillissant – aidé à la construction de l’IST. Si la tendance
internationale se remet aujourd’hui à croître, cette période reste une
illustration des dangers d’un volontarisme excessif.
Ceux qui liront cette biographie
verront que Cliff n’avait pas peur du stéréotype du militant qui ne pense qu’à la
révolution. Il ne s’intéressait ni à la musique ni à la culture et était
incapable de faire de la conversation sur tout et rien – même s’il était
beaucoup plus tolérant envers ses camarades qu’envers lui-même. La seule
exception à son obsession fut ses enfants, pour qui il était un père
« grognon mais très aimant ».
Conclusions
Les biographies de militants trotskystes sont rares (les autobiographies
plus courantes). Celles qui existent ont une forte tendance à idéaliser leur
sujet. Le livre de Birchall est d’une grande qualité en ce qu’il n’évite pas de
parler non seulement des erreurs d’analyse ou de tactique qu’a pu commettre
Cliff, mais aussi de ses défauts. Mais l’auteur trouve dans Cliff un authentique
dirigeant marxiste qui a réactualisé la théorie et la pratique révolutionnaire
d’une manière très riche, et dont on peut beaucoup apprendre.
La gauche britannique se rappelle
de Cliff comme étant le dirigeant trotskyste le plus mal habillé et coiffé de
l’histoire, mais aussi comme dévoué corps et âme à la prise de pouvoir des
travailleurs. Il était d’un dynamisme souriant et lourd. Le mot
« inoubliable » est peut-être celui qu’on trouve le plus souvent dans
la bouche de ceux qui parlent de Cliff. En même temps, il n’est pas difficile de
trouver des militants pour dire que là où un Tony Cliff est un atout
spectaculaire pour la construction d’un parti révolutionnaire, une organisation
avec plusieurs Tony Cliff serait devenue vite
ingérable !
C’est ce qui ressort de cette
biographie fascinante qu’il faut espérer voir paraître en français. Laissons le
dernier mot à Cliff: “On n’arrête pas de me demander pourquoi je souris tout le
temps! C’est parce que la classe ouvrière est un facteur permanent sous le
capitalisme. Le capitalisme produit son propre fossoyeur”.
John Mullen, novembre 2011
John Mullen est militant du NPA à
Montreuil. Il était rédacteur en chef de la revue Socialisme International de 2002 à 2008.
Remerciements à Colin Falconer.
Une sélection des œuvres de Cliff
en français est disponible ici : http://www.marxists.org/francais/cliff/index.htm
[1]
http://www.marxists.org/francais/cliff/1998/umg/index.htm
[2] The Spectre of Babeuf, Palgrave Macmillan 1997; Sartre et l’extrême
gauche française, La Fabrique, 2011 ; Bailing out the system : Reformist Socialism in Western Europe
1944-85, Bookmarks 1986.
[3] On peut lire des extraits ici :
http://www.marxists.org/francais/cliff/1955/00/cliff_19550000.htm Publié en
français chez EDI 1990 : Le
capitalisme d’Etat en URSS de Staline à Gorbatchev, avec une nouvelle
introduction et un chapitre supplémentaire.
[4] On peut
lire un des articles de 1957 en anglais ici : http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1957/05/permwar.htm
[5] Une traduction française est parue dans le numéro 11
de Socialisme International, en 2004, disponible en ligne au
http://revuesocialisme.pagesperso-orange.fr/s11deviee.html
[6] Les lecteurs
qui comprennent l’anglais peuvent écouter plusieurs de ses réunions sur
http://www.resistancemp3.org.uk